Page:Rolland - Musiciens d’aujourd’hui.djvu/24

Cette page a été validée par deux contributeurs.
16
MUSICIENS D’AUJOURD’HUI.

À côté de cette misère matérielle, la tristesse d’être incompris. — On parle de la gloire qu’il avait ! Que pensaient de lui ses pairs, — ceux du moins que l’on nommait ainsi ? Il sait que Mendelssohn, qu’il estime, qu’il aime, et qui se dit son « bon ami », le méprise et le nie[1]. Le généreux Schumann, qui est, avec Liszt[2], le seul qui ait eu l’intuition de sa grandeur, se demande parfois s’il faut le regarder « comme un génie ou comme un aventurier de la musique[3] ». Wagner, qui juge dédaigneusement ses symphonies, avant de les avoir lues[4], Wagner, qui certainement a compris son génie, et qui


    « Lâche ! va dire quelque jeune fanatique, il fallait oser ! il fallait écrire !… Ah ! jeune homme qui me traites de lâche, tu n’as pas subi le spectacle que j’avais alors sous les yeux, sans quoi tu serais moins sévère… Ma femme était là, à demi morte, ne pouvant plus que gémir ; il lui fallait trois femmes pour la soigner ; le médecin devait lui faire presque chaque jour une visite ; j’étais sûr du désastreux résultat de mon entreprise musicale… Non, je n’étais pas lâche, j’ai la conscience d’avoir été seulement humain ; et je crois honorer l’art, en prouvant qu’il m’a laissé assez de raison pour distinguer le courage de la férocité. » (Mémoires, II, 350-1.)

  1. En note du passage des Mémoires où Berlioz publie une lettre de Mendelssohn protestant de sa « bonne amitié », il écrit ces lignes amères : « Je viens de voir, dans le volume des lettres de Mendelssohn, en quoi consistait son amitié pour moi. Il dit à sa mère en me désignant clairement : « *** est une vraie caricature, sans une étincelle de talent… J’ai parfois des envies de le dévorer. » (Mémoires, II, 48.) — Berlioz ne dit pas que Mendelssohn ajoute : « On prétend que Berlioz poursuit un but élevé dans l’art. Ce n’est pas mon avis. Ce qu’il veut, c’est se marier ! » — Mot outrageant, dont l’injustice révoltera tous ceux qui se souviendront que lorsque Berlioz épousa Henriette Smithson, elle lui apportait, pour toute dot, ses dettes, et qu’il ne possédait alors que 300 francs, qu’un ami lui avait prêtés.
  2. Liszt, qui l’a renié plus tard.
  3. Article sur l’Ouverture de Waverley (Neue Zeitschrift für Musik).
  4. Wagner, qui critique Berlioz, depuis 1840, et qui publie, dans son Oper und Drama de 1851, une étude détaillée sur ses œuvres, écrit en 1855 à Liszt : « J’avoue que cela m’intéresserait beaucoup de connaître les symphonies de Berlioz, et de les voir dans la partition même. Si tu les possèdes, veux-tu me les prêter ? » (3 octobre 1855.)