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BERLIOZ

que cette page, qui termine ses Mémoires, ne soit pas pîus connue. On y touche au fond de la douleur humaine.

Au moment où la santé de sa femme lui causait le plus de dépenses, une nuit, il lui vint l’idée d’une symphonie. Il avait dans la tête tout le premier morceau : un allegro en deux temps, en la mineur. Il se leva et allait l’écrire, quand il pensa :


Si je commence ce morceau, j’écrirai toute la symphonie ; elle sera considérable ; j’y passerai trois ou quatre mois, exclusivement. Je ne ferai plus de feuilletons, je ne gagnerai donc plus rien. Puis, quand ce sera fini, je ne pourrai résister à la tentation de la faire copier (soit 1 000 à 1200 francs de dépenses), puis de la faire entendre. Je donnerai un concert dont la recette couvrira à peine la moitié des frais. Je perdrai ce que je n’ai pas ; je manquerai du nécessaire pour la pauvre malade, et je n’aurai plus ni de quoi faire face à mes dépenses personnelles, ni de quoi payer la pension de mon fils sur le vaisseau où il doit monter prochainement… Ces idées me donnèrent le frisson, et je jetai ma plume, en me disant : « Bah ! demain j’aurai oublié la symphonie ! » La nuit suivante, j’entendais clairement l’allegro ; il me semblait le voir écrit. J’étais plein d’une agitation fiévreuse, je chantais le thème, j’allais me lever… mais les réflexions de la veille me retinrent encore, je me raidis contre la tentation, je me cramponnai à l’espoir d’oublier. Enfin, je me rendormis, et le lendemain, au réveil, tout souvenir, en effet, avait disparu pour jamais[1]


Cette page fait trembler. Un suicide est moins lamentable. Ni Beethoven, ni Wagner, n’ont souffert une pareille agonie. — Qu’aurait fait Wagner en pareille occasion ? Il eût écrit, sans doute, — et il aurait eu raison. — Mais le pauvre Berlioz, qui était assez faible pour sacrifier son devoir à l’amour, était, hélas ! assez héroïque pour sacrifier son génie au devoir[2].

  1. Mémoires, II, 349 et suiv.
  2. Il a répondu d’avance au reproche qu’on pouvait lui faire, dans une page déchirante, qui fait suite au récit que j’ai cité :