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MUSICIENS D’AUJOURD’HUI.

moins de raisons extérieures d’être malheureux, que — je ne dis pas Beethoven — mais que Wagner, et bien d’autres, — mais que presque tous les grands hommes, passés, présents et futurs. À trente-cinq ans, il avait la gloire, et Paganini proclamait en lui l’héritier de Beethoven. Que voulait-il de plus ? Il était discuté par la foule, dénigré par un Scudo et un Adolphe Adam, le théâtre s’ouvrait difficilement à lui : la belle affaire !

Mais un examen attentif des faits, comme celui auquel s’est livré M. Julien Tiersot, montre quelles furent la dureté et la médiocrité étouffante de cette vie. Les soucis matériels d’abord : À trente-six ans, « l’héritier de Beethoven » a des appointements fixes de 1 500 francs, comme conservateur adjoint à la Bibliothèque du Conservatoire, à peu près autant pour ses feuilletons des Débats, qui l’exaspèrent et l’humilient, — cette besogne qui fut une des croix de sa vie, par la contrainte qui lui était imposée de ne pas dire la vérité[1]. Au total, 3 000 francs, tristement gagnés, avec lesquels il fait vivre un enfant et une femme, — « même deux », comme dit M. Tiersot. — Il essaie de donner un festival à l’Opéra : résultat, 360 francs de déficit. Il organise un festival à l’Exposition de 1844 : on fait 32 000 francs de recette, il gagne 800 francs. Il donne la Damnation de Faust : personne ne vient, il est ruiné. La Russie le sauve ; mais l’imprésario qui l’emmène en Angleterre fait faillite. Il est hanté par l’idée du loyer à payer, des notes de médecin. Vers la fin de sa vie, sa situation pécuniaire s’arrange un peu, et, un an avant sa mort, il dira ce mot affreux : « Je souffre tant ! Je voudrais ne pas mourir maintenant, j’ai de quoi vivre ! »

Mais l’épisode le plus tragique est celui de la symphonie qu’il se refuse à écrire, à cause de sa misère. Je m’étonne

  1. Mémoires, II, 158 et suiv. La douleur poignante de ce chapitre sera sentie de tout artiste.