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PELLÉAS ET MÉLISANDE.

Voilà plus de raisons qu’il n’en faut pour légitimer le succès de Pelléas et Mélisande, et la place que ses admirateurs lui attribuent dans l’histoire de notre théâtre musical. Il y a tout lieu de croire d’ailleurs que l’auteur n’a pas eu une conscience aussi nette de sa réforme musico-dramatique que ne l’ont ses disciples ; cette réforme avait chez lui un caractère plus instinctif : et c’est ce qui en fait la force. Elle répondait à un besoin inconscient et profond de l’esprit français. J’oserai dire que l’importance historique de l’œuvre dépasse encore sa valeur artistique. La personnalité de l’auteur, non sans défauts — (dont les plus graves sont peut-être des défauts négatifs : l’absence de certaines qualités et même de certains défauts puissants et excessifs, qui font les héros de l’art, comme Beethoven et Wagner), — cette personnalité voluptueuse, ondoyante et précise dont les rêves sont toujours nets et le naturel rafliné comme l’art d’un poète de la Pléiade du xvie siècle, ou d’un peintre japonais, — a, entre tous ses dons une qualité, qu’on ne trouve, à un tel degré, chez près que aucun autre grand musicien, à part Mozart peut être : c’est le génie du goût. Il l’a jusqu’à l’excès, jusqu’à lui sacrifier au besoin les autres éléments de l’art, les forces tumultueuses, — jusqu’à l’appauvrissement apparent de la vie. Mais il ne faut pas s’y tromper : cet appauvrissement n’est qu’apparent ; il y a dans toute l’œuvre une passion voilée. Ce n’est que par un frisson de la ligne mélodique, ou de l’orchestre, comme une ombre qui passe au fond des yeux, que l’on a conscience, par moments, du drame qui se joue dans les cœurs. Cette pudeur hautaine de l’émotion est quelque chose d’aussi rare dans le théâtre musical que l’est, en poésie, la tragédie de Racine : ce sont œuvres du même ordre, et