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PELLÉAS ET MÉLISANDE.

de rien détacher. Au contraire, le système de Debussy est une sorte d’impressionnisme classique, si je puis dire, — d’impressionnisme délicat, harmonieux, apaisé ; il procède par tableaux musicaux, dont chacun correspond à un moment de l’âme fugitif et nuancé ; et, à l’intérieur de ces tableaux, par petites touches brillantes, fines, moelleusement juxtaposées. Cet art est plus apparenté à celui de Moussorgski (mais sans rien de la brutalité du modèle) qu’à celui de Wagner, malgré deux ou trois réminiscences de Parsifal, qui ne tiennent pas à l’essentiel de l’œuvre. On ne trouve point dans Pelléas et Mélisande des leit-motive persistants, du commencement à la fin du drame, des thèmes ayant la prétention de traduire en musique des personnages et des caractères durables, mais seulement des phrases qui expriment les sentiments changeants, et qui changent avec eux. De plus, l’harmonie de Debussy n’est pas, comme chez Wagner et dans toute l’école allemande, une harmonie d’enchaînement, étroitement soumise à la logique despotique du contrepoint : c’est, comme l’a dit Louis Laloy[1], une harmonie avant tout harmonieuse, qui a son principe et sa fin en elle-même. Comme elle n’aspire qu’à rendre l’impression du moment, sans se préoccuper de ce qui doit venir après, elle est libre de soucis, elle goûte sans hâte le charme du moment. Dans le parterre des accords, elle cueille les plus beaux ; car la vérité de l’expression n’est que la seconde loi qui préside à son choix : la première loi, c’est de plaire. Ici encore, l’art de Debussy est l’interprète du sensualisme esthétique de sa race, qui cherche le plaisir en art, et qui n’admet pas volontiers la laideur, même quand elle prétend se légitimer par les nécessités du drame et de

  1. Aucun critique n’a, je crois, pénétré aussi finement l’art et le génie de Debussy. Certaines de ses analyses sont un modèle d’intuition intelligente. Il semble que la pensée du critique se soit identifiée à celle du musicien.