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BERLIOZ

désarmé par sa souffrance. — Passons. J’aurais voulu laisser de côté ces traits ; mais je n’en ai pas le droit : il faut montrer l’incroyable faiblesse de ce caractère d’homme. — D’homme ? Non pas : de femme sans volonté, et livrée à ses nerfs[1].

De tels êtres sont destinés au malheur. Quoi qu’ils puissent faire souffrir, on peut être sûr qu’ils se font souffrir mille fois davantage : ils ont un don qui leur est propre d’attirer, de recueillir, de savourer la douleur ; ils n’en perdent pas une goutte. La vie se chargea d’en abreuver Berlioz ; elle fut si dure, qu’il serait inique d’y ajouter la sévérité un peu hypocrite de l’histoire.

On a beaucoup chicané sur ses plaintes continuelles. Moi-même j’y trouvais naguère un manque de virilité, presque de dignité. Il semble que Berlioz ait eu bien

  1. D’une femme encore, ce besoin de vengeance, « superflu, qui lui est si nécessaire », comme il dit à son ami Hiller, et qui, après lui avoir fait écrire la Symphonie Fantastique contre Henriette Smithson, lui fait écrire cette méchante fantaisie d’Euphonia contre Camille Moke, devenue Mme Pleyel. On serait aussi tenté de relever la difficulté qu’il a à ne pas enjoliver ou altérer la vérité, dans tout ce qu’il raconte, si ce n’était le fait de son imagination spirituelle et passionnée, beaucoup plus que de sa volonté, que je crois très loyale. L’anecdote de son ami Crispino, le jeune paysan de Tivoli, en est un exemple caractéristique. Berlioz écrit dans ses Mémoires (I, 229) : « Je lui avais fait présent de deux chemises, d’un pantalon et de trois superbes coups de pied au derrière un jour qu’il me manquait de respect. » Et, en note, il ajoute : « Ceci est un mensonge, et résulte de la tendance qu’ont toujours les artistes à écrire des phrases qu’ils croient à effet. Je n’ai jamais donné de coups de pied à Crispino. » Mais il se garde bien d’effacer sa phrase. Toutes ses petites hâbleries n’ont pas plus d’importance ; elles ne sont pas faites pour tromper les autres, mais pour s’amuser soi-même. On a beaucoup exagéré les erreurs des Mémoires. Et, d’ailleurs, Berlioz a été le premier à avertir, dans sa préface, qu’« il ne dirait que ce qu’il lui plairait de dire », et qu’«il n’écrivait pas là ses Confessions ». Qui songerait à le lui reprocher ?