teuse, qui a la rage de chanter. L’intransigeant Berlioz est forcé de flatter les directeurs de théâtre pour lui procurer des rôles, d’écrire des feuilletons mensongers pour louer son talent, de lui laisser chanter faux, dans les concerts qu’il dirige, ses propres mélodies[1] ! Ce serait tristement risible, si cette faiblesse de caractère ne l’amenait à des choses tragiques.
Ainsi, celle qu’il aima, celle qui l’aime toujours, reste seule, sans amis, dans ce Paris où elle est une étrangère ; elle se consume lentement, elle meurt dans le silence, alitée, paralysée, ne pouvant plus parler, durant une agonie de huit ans. Il en souffre : car il l’aime encore, il est déchiré de pitié, — « la pitié, le sentiment qui fut toujours pour moi le plus difficile à supporter[2] ». Mais à quoi sert cette inutile pitié ? Il n’en laisse pas moins Henriette souffrir seule et mourir. Il a fait plus. Il a laissé sa maîtresse, l’odieuse Recio, faire à la pauvre Smithson cette scène atroce, que rapporte Legouvé[3]. Et Recio la lui raconte, elle s’en vante à Berlioz. Et il l’accepte. — « Que voulez-vous ? Je l’aime ! »
Il faudrait être dur pour un tel homme, si l’on n’était
- ↑ « Voyons, dit-il à Legouvé, n’est-ce pas vraiment diabolique, c’est-à-dire tout à la fois tragique et grotesque ! Je dis que je mériterais d’aller en enfer !… Mais j’y suis. »
- ↑ Mémoires, II, 335. — Voir les pages déchirantes qu’il écrit sur la mort d’Henriette Smithson.
- ↑ « Un jour, Henriette, retirée à Montmartre, entend sonner et
va ouvrir : « Mme Berlioz, s’il vous plaît, madame ? — C’est moi,
madame. — Vous vous trompez, je vous demande Mme Berlioz.
— C’est moi, madame, vous dis-je ! — Non, ce n’est pas vous !
Vous me parlez, vous, de la vieille Mme Berlioz, de la délaissée
Moi, je vous parle de la jeune, de la jolie, de la préférée ! Hé bien,
celle-là, c’est moi ! » — Et elle sort, fermant brusquement la
porte. »
Legouvé dit à Berlioz : « Qui vous a raconté cette action abominable ? Celle qui l’a faite sans doute ? Elle s’en est vantée, j’en suis sûr ? Et vous ne l’avez pas jetée à la porte ? — Comment l’aurais-je pu ? répond Berlioz d’une voix brisée ; je l’aime ! » (Soixante ans de souvenirs.)