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BERLIOZ

vue, que c’en est fait ; il s’écrie : « Ah ! je suis perdu ! » Il la veut, elle le repousse ; il vit dans un délire de souffrance et de passion ; il erre, comme un fou, pendant des jours et des nuits, dans Paris et dans les plaines des environs, sans but, sans répit, sans repos, — jusqu’à ce que le sommeil le terrasse, n’importe où il se trouve, « une nuit sur des gerbes dans un champ près de Villejuif, un jour dans une prairie aux environs de Sceaux, une autre fois dans la neige, sur le bord de la Seine gelée, près de Neuilly ; ou sur une table du café Cardinal, où il dormit cinq heures, à l’effroi des garçons qui craignaient qu’il ne fût mort[1] ». Cependant, on lui rapporte sur le compte d’Henriette d’absurdes calomnies : il n’hésite pas une minute à les croire. Aussitôt il la méprise, il la flétrit publiquement dans sa Symphonie fantastique, il fait hommage de cette œuvre de vengeance à Camille Moke, une pianiste, dont il s’est épris sur-le-champ. Henriette reparaît ; elle a vieilli, elle est devenue presque impotente, elle est endettée, son astre décline : à l’instant, la passion de Berlioz se rallume. Cette fois, Henriette accueille ses avances : il rajuste son injurieuse Symphonie pour la lui offrir, comme un hommage d’amour ; il la conquiert, il l’épouse, avec 14 000 francs de dettes. Il tient enfin son rêve, la Juliette, l’Ophélie. Qui est-elle ? Une douce Anglaise, froide, loyale, raisonnable, qui n’a rien compris à sa passion, mais qui, dès le moment qu’elle est devenue sa femme, l’aime honnêtement, jalousement, et prétend l’enfermer dans l’étroit horizon de sa vie domestique. Dès lors, il ne l’aime plus. Il s’éprend d’une actrice espagnole. (Toujours des actrices, des virtuoses, des rôles !) Il abandonne la pauvre Ophélie, et part avec Marie Recio, l’Inès de la Favorite, le page du Comte Ory, une femme avisée, pratique, sèche, une médiocre chan-

  1. Mémoires, I. 98.