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MUSICIENS D’AUJOURD’HUI.

cet isolement affreux, ce monde vide, ces mille tortures qui circulent dans les veines avec un sang glacé, ce dégoût de vivre et cette impossibilité de mourir[1] ». Il a décrit lui-même avec une énergie et une précision singulières ce terrible « mal de l’isolement », dont il fut rongé toute sa vie[2]. Il est voué à souffrir, — ou, ce qui est pire, à faire souffrir.

Qui ne connaît sa passion pour Henriette Smithson ? Lamentable histoire ! — Il s’éprend d’une actrice anglaise, qui joue Juliette. D’elle, ou de Juliette ? À peine l’a-t-il

  1. Mémoires, I, 139.
  2. « Je ne sais comment donner une idée de ce mal inexprimable… » (Suit une comparaison avec une expérience de physique.) « … Le vide se fait autour de ma poitrine palpitante, et il me semble alors que mon cœur, sous l’aspiration d’une force irrésistible, s’évapore et tend à se dissoudre par expansion. Puis, la peau de tout mon corps devient douloureuse et brûlante ; je rougis de la tête aux pieds. Je suis tenté de crier, d’appeler à mon aide mes amis, les indifférents même, pour me consoler, pour me garder, me défendre, m’empêcher d’être détruit, pour retenir ma vie qui s’en va aux quatre points cardinaux. — On n’a pas d*idées de mort pendant ces crises ; non, la pensée du suicide n’est pas même supportable : on ne veut pas mourir, loin de là, on veut vivre, on le veut absolument, on voudrait même donner à sa vie mille fois plus d’énergie ; c’est une aptitude prodigieuse au bonheur, qui s’exaspère de rester sans application, et qui ne peut se satisfaire qu’au moyen de jouissances immenses, en rapport avec l’incalculable surabondance de sensibilité dont on est pourvu. Cet état n’est pas le spleen, mais il l’amène plus tard… Le spleen, c’est la congélation de tout cela, le bloc de glace. — Même à l’état calme, je sens toujours un peu d’isolement les dimanches d’été, parce que nos villes sont inactives ces jours-là, parce que chacun sort, va à la campagne ; parce qu’on est joyeux au loin, parce qu’on est absent. Les adagio des symphonies de Beethoven, certaines scènes d’Alceste et d’Armide de Gluck, un air de son opéra italien de Telemacco, les Champs-Élysées de son Orphée, font naître aussi d’assez violents accès de la même souffrance ; mais ces chefs-d’œuvre portent avec eux leur contre-poison ; ils font déborder les larmes, et on est soulagé. Les adagio de quelques-unes des sonates de Beethoven, et l’Iphigénie en Tauride de Gluck, au contraire, appartiennent entièrement au spleen et le provoquent ; il fait froid là-dedans, l’air y est sombre, le ciel gris de nuages, le vent du nord y gémit sourdement… • (Mémoires, I, 246 et suiv.)