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MUSICIENS D’AUJOURD’HUI.

nature, chercher un refuge dans la foi, puis se révolter contre les pensées ascétiques, se lancer follement dans les passions, bientôt rassasié, écœuré, las jusqu’à la mort, essayant de la science, puis la rejetant, et parvenant à s’affranchir de l’inquiétude de la connaissance ; trouvant enfin sa délivrance dans le rire, maître du monde, la danse bienheureuse, la ronde de l’univers, où entrent tous les sentiments humains : croyances religieuses, désirs inassouvis, passions, dégoût et joie. « Élevez vos cœurs, mes frères, haut, plus haut ! Et n’oubliez pas non plus vos jambes ! — J’ai canonisé le rire ; hommes supérieurs, apprenez à rire[1] ! » Puis la danse s’éloigne, se perd dans les régions éthérées. Zarathustrâ disparaît en dansant par delà les mondes. — Mais il n’a pas résolu pour les autres hommes l’énigme de l’univers : aussi, à l’accord de lumière qui le caractérise s’oppose la triste interrogation, qui clôt le poème.

Peu de sujets offrent à l’expression musicale une aussi riche matière. Strauss l’a traité avec puissance et souplesse ; il a su maintenir l’unité dans ce chaos de passions, en opposant la Sehnsucht de l’homme à la puissance impassible de la nature. Quant à la hardiesse de son style, il est à peine utile de rappeler à ceux qui ont entendu le poème au Cirque d’Été l’inextricable « fugue de la science », et les trilles des bois et des trompettes qui expriment le rire de Zarathustrâ, et la ronde de l’univers, et l’audace de la conclusion, qui au ton de si naturel majeur met le point final, le point d’interrogation, d’ut naturel, trois fois répété. — Il s’en faut que je trouve la symphonie sans défaut. Les thèmes n’ont pas une égale valeur : tel ou tel est banal, et, d’une façon générale, la mise en œuvre est supérieure à l’idée. Je reviendrai plus loin sur certains défauts de la musique de Strauss. Mais je ne veux voir ici que

  1. Nietzsche.