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MUSICIENS D’AUJOURD’HUI.

Mais Strauss garda au cœur la rancune de son insuccès au théâtre, et il revint au poème symphonique, où il montra des tendances dramatiques de plus en plus marquées, et une âme de jour en jour plus orgueilleuse et méprisante. Il faut l’entendre parler, avec quel froid dédain ! du public des théâtres, « ramassis de banquiers et de commerçants bassement jouisseurs », pour sentir la blessure cachée de cet artiste victorieux, à qui le théâtre fut si longtemps fermé, et qui, par une ironie de plus, était obligé de diriger à l’Opéra de Berlin les pauvretés musicales que lui imposait un mauvais goût — vraiment royal.

La première grande symphonie de la nouvelle période fut Till Eulenspiegel’s lustige Streiche, nach aller Schelmenweise, in Rondeauform (Plaisantes farces de Till l’Espiègle, d’après l’ancienne légende, — en forme de rondeau), op. 28[1]. Ici le dédain ne s’exprime encore que par un spirituel persiflage, qui bafoue les conventions du monde. — On connaît peu chez nous la figure de Till, le railleur endiablé, le héros légendaire d’Allemagne et des Flandres. Aussi la musique de Strauss perd beaucoup de son sens pour nous, car elle prétend nous rappeler une suite d’épisodes dont nous n’avons pas entendu parler : Till à travers le marché, fouaillant les bonnes femmes ; Till en habit de prêtre, faisant une capucinade ; Till courtisant une jeune femme qui le rebuffe ; Till bernant des pédants ; Till jugé et pendu. La tendance de Strauss à représenter avec quelques dessins musicaux, tantôt un caractère, tantôt un dialogue, tantôt une situation, ou un paysage, ou une idée,

  1. Composé en 1894-95, exécuté, pour la première fois, à Cologne, en 1895.