Page:Rolland - Musiciens d’aujourd’hui.djvu/13

Cette page a été validée par deux contributeurs.
5
BERLIOZ

sur Berlioz ; il y a là un nouveau malentendu qu’il ne faut pas laisser s’établir. — Admirateurs et adversaires de Berlioz nous empêchent également de le comprendre. Écartons-les.

Sommes-nous au bout de nos peines ? Pas encore. Le pire, c’est que Berlioz lui-même est le plus décevant des hommes, et que personne n’a plus contribué que lui à égarer l’opinion sur son compte. On sait combien il a écrit sur la musique, ou sur sa vie. On sait combien d’esprit il a dépensé dans ses alertes critiques, ou dans ses charmants Mémoires[1]. Il semblerait qu’un écrivain aussi habile, aussi brillant, aussi plein d’intelligence et de verve, habitué par son métier de critique à exprimer toutes les nuances de ses sentiments, dût nous renseigner plus exactement sur sa pensée artistique qu’un Beethoven ou même qu’un Mozart : il n’en est rien. De même que trop de clarté empêche souvent de voir, trop d’esprit empêche souvent de comprendre. L’intelligence de Berlioz se dépense en menue monnaie ; elle se brise en multiples facettes. Nulle part elle ne se concentre en un foyer lumineux, qui permette de voir au fond de lui. Il ne l’essaie même pas. Jamais il n’a su dominer sa vie et son œuvre. Jamais il ne l’a tenté. Il fut l’incarnation même du génie romantique : une force déchaînée, inconsciente du chemin qu’elle suit. Je n’aurai pas

  1. L’œuvre littéraire de Berlioz est très mêlée. Il ne serait pas difficile d’y trouver des passages ridicules, par leur exagération romantique, ou leur mauvais goût. Mais il avait un don naturel du style, et, surtout dans les écrits de la seconde moitié de sa vie, les pages vives, spirituelles ou touchantes, abondent ; il en est même de parfaitement belles. On a souvent cité la « procession des Rogations — dans les Mémoires (I, 245). Certains de ses textes poétiques, en particulier dans l’Enfance du Christ, et dans les Troyens, sont d’une belle langue et d’un beau rythme. Ses Mémoires tout entiers sont un des plus beaux livres qui aient jamais été écrits par un artiste. Wagner fut un plus grand poète ; mais, comme prosateur, Berlioz lui est infiniment supérieur. — Voir une étude de M. Paul Morillot sur Berlioz écrivain, 1903, Grenoble.