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BERLIOZ

ouvrages de Berlioz, il n’y a rien de commun entre eux, leur génie et leur art sont absolument opposés ; chacun a tracé son sillon dans un champ différent.

Le malentendu classique n’est pas moins dangereux. J’entends par là cette superstition du passé, et ce besoin pédantesque d’enfermer l’art dans des limites étroites, qui sévit parmi les critiques. Qui ne connaît cette espèce d’arbitres de la musique ! Ils vous diront avec une parfaite assurance jusqu’où peut aller la musique, et où elle s’arrête, ce qu’elle peut exprimer, ce qu’elle ne peut pas exprimer. Le plus souvent, ils ne sont même pas musiciens : n’importe ! Ne s’appuient-ils pas sur l’exemple du passé ? Le passé ! une poignée d’œuvres qu’ils connaissent à peine ! — Cependant, la musique, qui progresse sans cesse, donne à tout instant un démenti à leurs théories, et brise leurs fragiles barrières. Mais ils ne le voient pas, ils ne veulent pas le voir ; ils nient le mouvement, puisqu’ils ne marchent pas. Ils n’ont jamais admis, naturellement, la symphonie dramatique et descriptive de Berlioz. Comment auraient-ils pu comprendre l’évolution musicale la plus audacieuse du XIXe siècle ? Je les retrouverai plus loin, en étudiant Roméo et Juliette. Ces terribles pédants, zélés défenseurs d’un art qu’ils ne comprennent que mort, sont les pires ennemis d’un libre génie ; la masse des ignorants est moins funeste. Car, dans un pays comme le nôtre, où l’éducation musicale est faible, la timidité est grande en présence d’une forte tradition, que l’on ne comprend qu’à demi : qui a l’audace de s’en écarter est condamné sans jugement. Et je doute que Berlioz eût réussi à se relever chez nous de l’arrêt des classiques, s’il n’avait trouvé des alliés dans le pays classique de la musique : l’Allemagne, « l’oracle de Delphes », comme il l’appelait lui-même, « Germania, alma parens[1] ». Une

  1. Mémoires, II, 149.