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CAMILLE SAINT-SAËNS.

Ainsi, M. Saint-Saëns se trouve avoir participé au vigoureux mouvement des symphonistes allemands d’aujourd’hui pour faire entrer dans la musique pure toutes les puissances des autres arts : peinture, poésie, philosophie, roman, drame, la vie tout entière.

Mais quel abîme entre eux et lui ! Ce ne sont pas seulement des différences de style ; ce sont deux races, deux mondes opposés. En face du torrent frénétique de Richard Strauss, qui roule pêle-mêle de la boue, des épaves, du génie, l’art latin de Saint-Saëns se dresse, ironique et serein. Sa délicatesse de touche, sa riche sobriété, sa grâce ingénieuse, qui « pénètre dans l’âme, y circule par petits chemins[1] », font le plaisir d’une langue et d’une pensée belles, claires et honnêtes ; cette justesse d’écriture et de sens charme comme une vertu. Dans l’art contemporain, nerveux et tourmenté, cette musique frappe par son calme, ses tranquilles harmonies, ses modulations veloutées, sa pureté de cristal, son style fluide et sans heurts, je ne sais que l’atticisme. Jusqu’à sa froideur classique fait du bien par une réaction instinctive contre les exagérations, même sincères, de l’art nouveau. Il y a des instants où l’on se croit ramené à Mendelssohn, et jusqu’à Spontini et à l’école de Gluck. Il semble qu’on traverse des paysages qu’on a vus autrefois et qu’on aime : non que jamais on puisse noter des ressemblances directes ; — nulle part les réminiscences ne sont peut-être plus rares que chez ce maître qui porte dans sa mémoire tous les maîtres anciens, — mais c’est par l’esprit même qu’il leur ressemble. Et là est le secret de sa personnalité, et son haut prix pour nous : il apporte à notre inquiétude artistique un peu de la lumière et de la douceur

  1. C. Saint-Saëns, Portraits et Souvenirs.