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engagé. Elle ne feint pas, elle est prise. Et Djanelidze change de ton, il peut parler. Afin de ne pas hausser la voix, il passe le bras sous le bras de Assia, et marche penché près de son oreille ; une boucle de la femme effleure sa bouche ; et Assia sent dans son oreille le souffle qui entre avec les mots. Ils ne s’aperçoivent que la pluie tombe, qu’après qu’ils sont déjà trempés. Pour continuer la discussion, Djanelidze entre avec Assia dans un vieux café de petits rentiers. Il n’est point pressé aujourd’hui : ses affaires en France sont terminées ; il repartira, le lendemain soir. Attablés dans le fond d’une salle aux trois quarts vide, mal éclairée, devant une lavasse de thé, ils parlent sans bruit, avec cette volubilité de langue, que seuls possèdent avec les Italiens les Slaves, intarissablement, front contre front ; et elle se passionne en questionnant. Mais bientôt, elle cesse de questionner, pour mieux entendre. Et Djanelidze, qui sent l’intérêt qu’il excite, laisse couler son flot lourd et puissant. Il expose la lutte épique de l’U. R. S. S. contre les tourbes d’ennemis et du dehors et du dedans ; il lui arrive d’y jouer un rôle épisodique, mais il en parle comme d’un autre, ou bien plutôt, comme de quelque membre d’un monstrueux Myriapode. Le personnage central de ses récits fait songer à une termitière ; et Assia qui a, d’instinct, l’aversion de la myriade, à sa stupeur aspire l’ivresse de la fourmi sans nom qui participe à cette vie multitudinaire. Elle perd son moi, par plongées au fond d’une coulée de naphte grasse et fumante ; elle en ressort, par coups de révolte ; mais elle sent qu’elle y va retomber ; et la lourde parole de Djanelidze, comme une main, lui tire les jambes. Toutes ses conceptions chancellent, et les valeurs se modifient, en passant du plan de l’individuel au collectif. Ce n’est qu’après, quand elle se retrouvera seule, que le souvenir lui reviendra, avec