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d’âme, ni au sens d’art), qui projetait dans l’aquarium de ce matin d’avril noyé, le film de sa course hallucinée. Si fascinée par la magie des images qu’elle ne songeait pas à en évaluer la qualité morale et qu’elle suivait, le cœur battant, la chasse infernale, ne sachant plus si le profil camus qu’elle fixait était celui de la Diane scythe, ou du gibier. Et sur son épaule s’égouttait son parapluie, que sa main distraite laissait pencher.

Un gardien du Luxembourg vint à passer, dévisagea les deux femmes, qui ne le remarquèrent point ; à quelques pas il se retourna, considéra leurs poses figées, hocha le menton, et s’en alla. Il y a tant de toqués ! On est habitué, à Paris…

Et Assia racontait maintenant l’exil avec ses hontes et ses avanies, les travaux serviles et dégradants, qui achevaient de briser tant d’âmes, encore fières, de l’émigration, ou les jetaient dans la frénésie, — mais qui avaient surexcité la sienne, qui l’avaient soulevée, par un sauvage ressaut d’orgueil et de mépris, la solitude farouche où elle s’était murée, et la révélation qui lui était venue, pendant cette terrible période où elle se retranchait volontairement de la vie des hommes, l’affirmation exaltée de son moi seul et perdu, de la puissance incompréhensible de ce moi inconnu, qui jetait le défi au monde et qui lui tenait tête, — cette lutte féroce de deux ans, où elle avait réussi à se défendre, non seulement contre les autres, mais contre ses propres guet-apens, ses lames de fond. Elle disait moins que Annette ne devinait, cette incroyable énergie, mais sans boussole et manquant de centre, qui s’enrageait, seule, à chercher ce centre, sans le trouver, qui cherchait, cherchait sa direction et son sens, parmi les exigences et les humiliations sordides du bas travail quotidien, et dans les affres de la faim, qu’elle préférait à la pâtée qui aurait pu lui être offerte, au prix de son assujettissement à un