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« narodnikisme » [1] tout verbal de pitié vague, de foi molle et idyllique en le pauvre peuple, ignorant, mal décrassé, riche de sagesse obscure et de bonté, qui dorment comme une nappe d’eau sous la croûte. L’idéalisme de bureau qui était la religion du père, se confiait en la bonne Nature, en le Progrès humain qui va sans heurts son bonhomme de chemin, en la sagesse des événements, de la guerre même et de la défaite, pour réaliser sans trop d’efforts l’âge d’or : la sainte Russie de la raison libérale et des lumières du cœur bourgeois : Korolenko, le bon génie, le président que l’on rêvait à la République idéale de l’avenir… Même à la veille du grand assaut d’octobre, à Pétrograd, on ne croyait pas à la gravité de la menace ; on était si sûr de sa force qu’on n’avait même pas pris de précautions pour se défendre. Et on se réveilla vaincu, avant d’avoir combattu… La face du monde avait changé. Ce fut, d’un bout à l’autre du pays, comme la secousse d’un tremblement de terre. Tout s’écroulait. Et l’énorme déplacement d’air dispersait en lambeaux des milliers de nids. Des volées d’oiseaux, affolés, tournoyaient au hasard, s’abattaient. On se retrouva, fuyant, dans le remous des armées. Et du jour au lendemain, tous les voiles de la vie, les derniers linges, furent arrachés. On découvrit avec stupeur l’amas de rancune et de haine, coagulées au cœur de ce peuple, hier encore bienveillant et geignant. On vit la bête, ses yeux fous, sa gueule sanglante, son souffle de meurtre, et son rut… Un domestique dont on était sûr, qui avait vu grandir les enfants, avec une humble et familière sollicitude, se révélait un jour brutalement menaçant, et voulait violer la jeune fille… Et ce fut la fuite parmi les Kerenskystes mêlés aux blancs. Et parmi eux, dans son propre camp, l’éruption des mêmes

  1. Le Narodnitchestvo fut le grand mouvement pré-révolutionnaire des intellectuels russes, « allant au peuple » (Narod = peuple. « Populisme » ).