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— « Tenez ! Regardez !… Les bouchers !… Ils l’ont saigné, comme un agneau… »

Annette, sans mots pour s’exprimer, avait, d’un geste instinctif, posé sa main sur l’épaule de Assia :

— « Ma pauvre petite !… »

Assia écarta son épaule, et dit sèchement :

— « Laissez !… Nous n’avons pas à nous apitoyer… Ce qu’ils ont fait, je l’aurais peut-être fait. »

Annette cria :

— « Non ! »

— « J’ai voulu le faire, reprit Assia. J’avais juré, après, de tuer tout enfant d’eux qui me tomberait dans les mains… Mais je n’ai pas pu… Et quand j’ai vu l’homme qui, pour me venger… ! c’est lui que j’ai failli tuer. »

Elle ferma la bouche. Pendant quelques minutes, on n’entendit plus que la petite pluie qui tombait, tombait, s’égouttait. Annette posa la main sur le genou de Assia :

— « Parlez ! »

— « Pourquoi m’avez-vous interrompue ? »

Elle reprit :

— « Je n’étais pas née pour de tels temps. J’ai dû m’y faire. Les temps sont venus. Ils m’ont violée. Je ne suis pas la seule. Nous sommes là-bas des milliers, qu’ils sont venus prendre dans notre lit de jeunes filles et qu’ils ont saignées… Le tour viendra pour vos filles de l’Occident… Tout le sang de notre cœur, de nos illusions, s’est écoulé. Beaucoup sont mortes. Moi, j’ai vécu. Pourquoi ? Je ne sais pas. Vous, le savez-vous ? … Qui me l’eût dit, quand j’agonisais, que je vivrais encore aujourd’hui ? Je lui eusse craché mon âme à la face. J’eusse crié — « Non ! » — Et j’ai vécu !… Et je vis !… Et je veux vivre !… N’est-ce pas terrible ? Que veut-on de nous ? Qui nous veut, — quand nous, nous ne nous voulons pas ? »