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Elle était de taille moyenne, plutôt petite. D’apparence frêle, elle ne l’était point : le corps maigre, mais robuste ; forte charpente ; les seins plats, mais les reins larges ; les bras musclés. Elle avait le teint blême, la face large, la caisse du crâne ronde et osseuse, un museau de chatte qui ne sera jamais domestiquée. Des yeux précis, jamais troubles, même dans les troubles qui la prenaient : il y avait de la pierre dedans. Et dur était le pli de la bouche volontaire, dont la lèvre inférieure était un peu gonflée, parfois mordue, avec une ombre de souvenirs amers et d’implacabilité. Il se dégageait d’elle toute, une énergie, qui saisit, inquiète et lie. (Il ne fallait point trop s’y fier ! L’énergie était à éclipses. C’était une âme périodique…)

Elle était Russe, réfugiée à Paris. Quand elle y avait échoué, deux ans avant, elle avait vingt ans. Elle en avait seize, au début de la Révolution. De dix-sept à vingt, elle avait vécu vingt vies — et combien de morts ? Elle avait été balayée dans les torrents de la guerre civile. À dix-huit ans, encore enfant, elle était mère ; et en Ukraine, à un des assauts de Ekaterinoslav par une bande de Makhno, elle voyait son enfant, son petit mâle, tué à son sein. À dix-neuf ans, elle était entraînée dans la déroute de l’armée de Wrangel, et traversait, en Turquie, les abominables étapes de l’exode, les hontes atroces du marché fait par l’hospitalité d’Europe à ces troupeaux humains, que la réac-