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geante, rejeta ces honteux traitements. Mais après avoir beaucoup cherché, elle ne découvrit guère mieux. La bourgeoisie aisée qui, pour l’éducation de ses enfants, consent à dépenser, sous l’œil de l’opinion, ce qu’exige l’enseignement quand l’enseignement est public, exploite sordidement les maîtres à domicile. Ici, nul ne vous voit. Et l’on a affaire à trop humble pour résister : un qui refuse, dix qui vous supplient de les accepter !…

Isolée, sans expérience, Annette était dans de mauvaises conditions pour se défendre ; mais elle avait l’instinct pratique des Rivière, et aussi sa fierté, qui n’admettait point les humiliants salaires auxquels d’autres se pliaient. Elle n’était pas de l’espèce bêlante, qui gémit et consent. Elle ne gémissait pas, et elle ne consentait pas. Et contre toute attente, cette attitude lui réussit. L’espèce humaine est lâche ; Annette avait une façon calme, un peu hautaine, de dire : non, qui coupait court aux marchandages ; on n’osait pas la traiter comme on eût fait des autres ; et elle obtint des conditions un peu moins misérables. Ce n’était guère. Il fallait bien des fatigues pour gagner ce qu’elle dépensait par jour. Ses élèves étaient disséminées dans des quartiers éloignés ; et l’on n’avait encore à Paris ni autobus, ni métro. Quand elle rentrait le soir, ses pieds étaient douloureux, et ses bottines s’usaient. Mais elle était robuste, et elle goûtait une satisfaction à connaître la vie de travail pour le pain quotidien. Gagner son pain, c’était pour Annette une aventure nouvelle ! Quand elle avait réussi, dans un de ces petits duels de volonté avec ses exploiteurs, elle était aussi contente de sa journée que ces joueurs qui, dans le plaisir de la partie gagnée, oublient l’insignifiance de l’enjeu. Elle apprenait à mieux voir les hommes. Ce n’était pas toujours beau. Mais tout vaut d’être connu. Elle entrait en contact avec le monde du labeur obscur. Contacts insuffisants toutefois, sans profondeur ! Car si la richesse isole, la pauvreté n’isole