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ment les distinguer ?… Vertigineuse symphonie d’une minute de silence ! Elle contient beaucoup plus que la substance d’une vie. Dans la pensée active, quand la conscience croit prendre possession de notre monde intérieur, elle ne saisit que la crête de la vague, à l’instant où le rayon la dore. La rêverie seule perçoit l’abîme mouvant et son rythme torrentiel, ces graines innombrables charriées par le vent des siècles, semences de pensées des êtres d’où nous sortons et qui de nous sortiront, ce formidable chœur d’espoirs et de regrets, dont les mains frémissantes se tendent vers le passé ou bien vers l’avenir… Indéfinissable harmonie, qui forme le tissu d’une seconde illuminée, et qu’il suffit parfois d’un choc pour éveiller… Un bouquet de fleurs pâles venait de l’évoquer dans Annette…

Quand elle s’y arracha, après un long silence, elle se releva précipitamment, et, de ses mains devenues gauches, brusques, tremblantes, elle acheva, sans regarder, de plier la tenture commencée. Elle n’acheva même pas, elle la jeta dans un coffre, incomplètement roulée ; et elle fuit de la pièce… Non, elle ne voulait pas rester avec ces pensées ! Il valait mieux les écarter. Plus tard, elle aurait le temps de regretter le passé, quand elle serait elle-même du passé… plus tard, au crépuscule de sa vie. Pour l’instant, elle était trop chargée d’avenir, elle devait le porter. Ses rêves étaient devant… « Ce qui est derrière moi, je ne veux pas le savoir ; il ne faut pas me retourner… »

Elle marchait dans la rue, pressant le pas, raidie, regardant droit au loin… les années, les années… la vie qui monte… celle de son enfant, la sienne, la vie nouvelle… l’Annette de demain.