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et, pour se prouver qu’à son bonheur rien n’était changé, elle le manifesta par des effusions plus bruyantes qu’il n’était nécessaire. Surtout devant témoins : comme si elle avait eu peur qu’ils ne découvrissent en elle ce qu’elle n’y voulait pas voir. Cette gaieté outrée amenait ensuite, quand elle était seule, une dépression. Tristesse ? Non. Malaise obscur, vague inquiétude, le sentiment, qu’on refoule, d’une partielle insatisfaction : non qu’on attende rien du dehors (on se passe de lui, encore), mais on souffre de l’inemploi d’une partie de sa nature. Certaines forces de l’esprit chômaient depuis longtemps ; l’économie de l’être en subissait un trouble. Annette, privée de société, réduite à elle seule, et sentant poindre une nostalgie qu’elle voulait étouffer, essayait de recourir à la compagnie des livres. Mais les volumes restaient ouverts à la même page ; le cerveau s’était déshabitué de l’effort de suivre la chaîne des mots déroulés : les continuelles brisures que faisait à la pensée la préoccupation constante de l’enfant disloquaient l’attention, la secouaient somnolente, énervée, comme une barque attachée qui danse sur le courant, sans pouvoir avancer ni se fixer. Au lieu de réagir, Annette restait enfermée, rêvassant assoupie devant le livre ouvert ; ou bien, elle s’étourdissait en un flux de paroles fougueuses et bêtifiantes avec l’enfant. Sylvie disait, la voyant qui n’arrivait point à dépenser avec son petit sa multiple énergie :

— Tu devrais sortir davantage, prendre de l’exercice, marcher comme autrefois.

Annette, pour avoir la paix, disait qu’elle sortirait ; et elle ne bougeait pas. Elle avait une raison, qu’elle gardait pour elle : elle craignait de rencontrer ses anciennes connaissances et de s’exposer à quelque marque blessante de froid éloignement. Raison de surface qu’elle se donnait ! En d’autres temps, elle eût négligé ces mesquines offenses. Elle avait maintenant une tendance