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Elle donna ses leçons, ainsi qu’à l’ordinaire, patiente et attentive, écoutant gentiment, expliquant clairement, sans se tromper. Le rêve, tout en parlant, continuait de l’envelopper. À qui en a pris l’habitude, il est aisé de vivre les deux vies à la fois, celle d’au ras du sol avec les autres hommes, et celle des profondeurs dans le songe que baigne le soleil intérieur. On n’en néglige aucune. On les lit toutes deux d’un regard, comme une partition qu’embrasse l’œil du musicien. La vie est symphonie : chaque moment de vie chante à plusieurs parties. La réverbération de cette chaude harmonie rosait le visage d’Annette. Ses élèves, ce jour-là, s’étonnaient de son air de jeunesse, et conçurent pour elle un de ces attraits si forts, que les adolescentes éprouvent pour leurs aînées, pour les Annonciatrices, et qu’elles n’osent leur avouer. Annette ne sut rien du sillage d’amour que laissa, ce jour-là, son passage dans le cœur de ceux qu’elle approcha.

Elle revint, vers le soir, dans le même état aérien, sans poids, l’âme allégée… Elle n’aurait su l’expliquer. Puissante énigme d’une femme, qu’enveloppe son rayonnement, sa joie sans raison apparente, et même contre raison ! Tout ce qui l’environne, tout le monde extérieur ne lui est, à ces moments, qu’un thème à libres inventions où se joue la fantaisie passionnée de son rêve.

Dans les rues, elle croisait des attroupements soucieux. Des vendeurs de journaux couraient, criant des nouvelles que les passants commentaient. Elle n’y prenait point garde. D’un tramway qu’elle croisa, quelqu’un lui cria quelque chose ; elle le reconnut, après : c’était le mari de Sylvie. Sans avoir entendu, elle lui répondit, d’un signe de main, gaiement… Comme ils s’agitaient tous !… De nouveau, elle eut l’intuition brève du courant vertigineux qui s’engouffre, comme la matière stellaire s’écoule et fuit, par une fente de la voûte, vers l’abîme qui l’aspire… Quel abîme ?…