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été ruinée, rejetée de votre monde, et que vous n’avez pas faibli, que vous avez lutté. Et je sais quelle est votre lutte, car je l’ai soutenue, trente ans de ma vie, tous les jours, corps à corps ; et j’ai été vingt fois sur le point de succomber. Vous avez tenu bon. Moi, j’étais habitué, j’ai connu la misère abjecte, dès le berceau. Vous, vous aviez la peau tendre, et vous étiez choyée, adulée. Vous n’avez point cédé. Vous n’avez accepté aucun lâche compromis. Vous n’avez pas cherché à vous évader du combat par vos moyens de femme, la séduction, ou l’honnête expédient d’un mariage d’intérêt.

— Croyez-vous qu’on me l’ait tant de fois proposé ?

— C’est qu’ils sentent trop bien, même les plus bornés, que vous n’êtes pas de celles qu’on achète par contrat.

— Inaliénable, oui.

— Je sais qu’ayant aimé et ayant enfanté, vous avez refusé d’être la femme du père de votre enfant. Et je n’ai pas à connaître les raisons de votre cœur. Mais je sais que vous avez osé revendiquer, en face d’une lâche société, non pas le droit au plaisir, mais le droit à la peine, le droit d’avoir un fils, et, dans votre pauvreté, de l’élever, vous seule. Ce droit, ce n’était rien de le revendiquer : vous l’avez exercé, vous seule, depuis treize ans. Et, par mon expérience, sachant ce que représentent ces treize ans de peine et de soucis quotidiens, je vous vois, devant moi, intacte, droite, fière, sans une trace d’usure. Vous avez échappé aux deux défaites : celle de la prostration, et celle de l’amertume… (De celle-ci, je n’ai pas, moi, évité la marque…) Je suis un connaisseur de la bataille de la vie. Je sais ce que vaut la trempe d’une nature comme la vôtre. Ce sourire sérieux, ces yeux clairs, la ligne calme de ces sourcils, la loyauté de ces mains, cette tranquille harmonie, — et dessous, le feu qui brûle, le frémissement joyeux du combat, même si l’on est battue… ( « N’importe ! L’on se bat… » ) Croyez-vous qu’un homme comme moi ne connaisse pas le prix d’une