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vois ceux qui la voient, je la vois sous leurs méninges ; et le spectacle n’est pas beau.

— Il l’est chez quelques-uns, dit Annette.

— Oui, ils sont quelques-uns qui ont le don d’embellir la misère du monde. Cela les dispense d’y remédier. Ces bons idéalistes se ménagent de douces heures avec l’infortune des autres, qui leur est un sujet d’émotions artistiques ou charitables de tout repos ; mais ils en ménagent de meilleures encore aux forbans qui l’exploitent. Leur sentimentalité couvre de son pavillon les Ligues patriotiques ou de repopulation, les lancements d’émissions, les guerres coloniales et autres philanthropies… L’époque de la larme à l’œil !… Il n’en est pas de plus sèche et de plus intéressée… L’époque du bon patron (vous avez lu Pierre Hamp ?) qui bâtit près de l’usine l’église, l’assommoir, l’hôpital et le bordel. Ils font deux parts de leur vie : l’une en discours de civilisation, progrès, démocratie ; l’autre en exploitation et destruction sordide de tout l’avenir du monde, empoisonnement de la race, anéantissement des autres races de l’Asie et de l’Afrique… Après quoi, ils vont s’attendrir sur la Maslowa et faire leur sieste sur les moelleuses harmonies de Debussy… Gare au réveil ! Les haines féroces s’amassent. La catastrophe vient… Tant mieux ! Leur sale médecine ne cherche qu’à entretenir les maladies. Il faudra toujours en venir à la chirurgie.

— Est-ce que le malade en réchappera ?

— J’enlève le mal. Tant pis pour le malade !

Une boutade. Annette sourit. Philippe lui jeta un coup d’œil de côté :

— Cela ne vous fait pas peur ?

— Je ne suis pas malade, dit Annette.

Il s’arrêta pour la regarder :

— Non, vous ne l’êtes pas. On respire avec vous une odeur de santé… Cela me change de mes infections physiques et morales ! Les dernières sont les pires… Pardon