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force unique fait rouler en volutes leurs longues boucles sombres, pailletées de lueurs. C’est l’Esprit innombrable et son troupeau de rêves, que mène aux pâturages ténébreux de l’Espoir le berger silencieux : Désir, le roi des mondes. La gravitation impérieuse les pousse sur la pente avide qui, tantôt insidieuse et tantôt abrupte, les aspire.

Annette sent couler la rivière enchantée, elle enroule et déroule à son fuseau la tresse des courants annelés, elle s’y abandonne, et joue avec la force féline qui l’emporte… Mais quand l’esprit de raison, brusquement réveillé, veut contrôler le jeu, il ne trouve qu’Annette, arrachée de son rêve, qui en cherche un autre où rentrer. Alors, elle en invente, sagement, avec les éléments contrôlés de ses journées, avec ses souvenirs, les figures du passé, le roman de la vie qu’on a déjà vécue, ou qu’on vivra peut-être… Et Annette feint de croire que le grand rêve se poursuit. Mais elle sait qu’il a fui. Elle n’est pas inquiète. Ainsi que l’Époux de l’Évangile, il reviendra, à l’heure où l’on ne compte plus sur lui.

Que d’âmes féminines, dont le génie caché s’exprime, comme le sien, en ce fleuve intérieur ! Qui pourrait lire au fond y trouverait souvent sombres passions, extases, visions de l’abîme. — Et dans le va-et-vient tranquille des journées, c’est la bourgeoise correcte, qui vaque à ses affaires, froide et sensée, maîtresse d’elle et même, par réaction, parfois avec excès, comme Annette, affichant vis-à-vis de ses élèves ou de son fils — (mais lui, ne s’y laisse pas prendre) — une apparence de raison froide et moralisante…

Non, elle ne l’abuse pas, le petit ! Il voit loin. Il sait lire sous les mots. Et il sait, lui aussi, ce que c’est que rêver. Chaque jour, il a ses heures où il est comme un roi, tout seul avec ses rêves, seul dans l’appartement. Annette, toujours imprudente, laisse, sans y penser, à la disposition de l’enfant, une quantité de livres, épaves du nau-