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bien que cette gêne, si elle l’eût remarquée, elle l’aurait aimée, il en était humilié. Mais elle ne la remarquait pas. Elle était toute à son chant intérieur. Le tort d’Annette était qu’elle ne songeât point que ce chant, nul ne l’entendait qu’elle ; et elle ne voyait pas le regard anxieux de Julien, qui se demandait :

— À qui, à quoi rit-elle ?…

Elle semblait si loin !…

Il ne cessait pas de voir — il voyait mieux que jamais — ses grandes vertus d’esprit, son énergie morale. Et en même temps, elle lui restait une énigme dangereuse. Il était partagé entre deux sentiments opposés : attraction invincible, et méfiance obscure : comme un reste de cet instinct primitif qui rappelle à l’homme et à la femme d’aujourd’hui l’inimitié originelle des sexes, pour qui l’union charnelle était une forme de combat. Cet instinct soupçonneux de défense est peut-être plus fort chez l’homme, à la fois, comme Julien, d’intelligence aiguë, mais pauvre en expériences. Comme il lui est impossible de voir exactement la femme, il la voit tantôt trop simple, et tantôt remplie d’embûches. Annette prêtait à ces oscillations de pensée par ses alternatives de tout dire et de tout taire, de tout montrer et de tout cacher, ses mouvements d’expansion passionnée et ses silences hermétiques, quelquefois pendant une moitié de la promenade… Ces terribles silences — (quel homme n’en a souffert ?) — pendant lesquels la vie de la compagne qui marche à vos côtés s’en va dans des régions qu’on ne connaîtra jamais !… Ce n’est pas qu’à l’ordinaire, ils recouvrent des secrets bien profonds ! Il en est où, si l’on y entrait, la nappe ne monterait pas au-dessus du talon… Mais quelle qu’en soit l’épaisseur, la nappe de silence est opaque : l’œil n’y pénètre pas. Et l’esprit tortureur de l’homme a beau jeu pour se forger des mystères alarmants. L’idée ne viendrait jamais à un Julien qu’il en pût être l’auteur, et