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LES AMIES

femme qui doit vivre seule, lutter comme l’homme (et souvent contre l’homme) est quelque chose d’affreux, dans une société qui n’est pas faite à cette idée, et qui y est, en grande partie, hostile…

Elle resta silencieuse, le corps légèrement penché en avant, les yeux fixés sur la flamme du foyer ; puis, elle reprit doucement, de sa voix un peu voilée, qui hésitait par instants, s’arrêtait, puis continuait son chemin :

— Pourtant, ce n’est pas notre faute : quand une femme vit ainsi, ce n’est pas par caprice, c’est qu’elle y est forcée ; elle doit gagner son pain, et apprendre à se passer de l’homme, puisqu’il ne veut pas d’elle quand elle est pauvre. Elle est condamnée à la solitude, sans en avoir aucun des bénéfices : car, chez nous, elle ne peut, comme l’homme, jouir de son indépendance, le plus innocemment, sans éveiller le scandale : tout lui est interdit. — J’ai une petite amie, professeur dans un lycée de province. Elle serait enfermée dans une geôle sans air qu’elle ne serait pas plus seule et plus étouffée. La bourgeoisie ferme ses portes à ces femmes qui s’efforcent de vivre en travaillant ; elle affiche pour elles un dédain soupçonneux ; la malveillance guette leurs moindres démarches. Leurs collègues