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LA FIN DU VOYAGE

jeuner, quand par hasard les fournisseurs l’oubliaient. En ce cas, elle grignotait une tablette de chocolat, ou un fruit du buffet. Elle se gardait bien de le dire à Arnaud. C’étaient là ses escapades. Alors, pendant ces journées de lumière à demi-éteinte, et quelquefois aussi pendant de beaux jours ensoleillés, — (au dehors, le ciel bleu resplendissait, le bruit de la rue bourdonnait autour de l’appartement silencieux et dans l’ombre : c’était comme un mirage qui enveloppait l’âme), — installée dans son coin préféré, son tabouret sous ses pieds, son tricot dans les mains, elle s’absorbait, immobile, tandis que ses doigts marchaient. Elle avait près d’elle un de ses livres préférés. D’ordinaire, un de ces humbles volumes à couverture rouge, une traduction de romans anglais. Elle lisait très peu, à peine un chapitre par jour ; et le volume, sur ses genoux, restait longtemps ouvert à la même page, ou même ne s’ouvrait point : elle le connaissait déjà, elle le rêvait. Ainsi, les longs romans de Dickens et de Thackeray se prolongeaient pendant des semaines, dont sa rêverie faisait des années. Ils l’enveloppaient de leur tendresse. Les gens d’aujourd’hui qui lisent vite et mal ne savent plus la force merveilleuse qui rayonne des beaux livres que l’on boit