Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 8.djvu/165

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

155
LES AMIES

— Oui, je l’ai haï. Mais depuis, j’en ai tant vu qu’il ne me semble plus un des pires. Du moins lui, il m’a tenu parole. Il m’a appris ce qu’il savait — (pas grand’chose !) — de son métier d’acteur. Il m’a fait entrer dans la troupe. J’y ai été d’abord domestique de tout le monde. Je jouais des bouts de rôle. Puis, un soir que la soubrette était malade, on s’est risqué à me confier son rôle. Ensuite, j’ai continué. On me trouvait impossible, burlesque, baroque. J’étais laide, alors. Je le suis restée jusqu’au jour où l’on m’a décrétée, — sinon « divine », comme l’Autre, — supérieurement, idéalement femme… « la Femme »… Les imbéciles ! — Quant au jeu, on le jugeait incorrect, extravagant. Le public ne me goûtait pas. Les camarades se moquaient de moi. On me gardait, parce que je rendais des services malgré tout, et que je ne coûtais pas cher. Non seulement je ne coûtais pas cher, mais je payais. Ah ! chaque progrès, chaque avancement, pas à pas, je l’ai payé de ma souffrance, de mon corps. Camarades, directeur, impresario, amis de l’impresario…

Elle se tut, blême, les lèvres serrées, le regard fixe, ne pleurant pas ; mais on sentait que son âme pleurait des larmes de sang. En un éclair elle revivait toutes ces hontes pas-