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LA FIN DU VOYAGE

penser qu’il ne connaîtrait jamais ces charmantes âmes qu’il eût eu tant de joie à aimer ; et il baisait telle de ces lettres inconnues, comme celui qui l’avait écrite baisait les lieder de Christophe ; et chacun, de son côté, pensait :

— Chères pages, comme vous me faites du bien !

Ainsi se formait autour de lui, suivant le rythme habituel de l’univers, toute cette petite famille du génie, groupée autour de lui, qui se nourrit de lui et qui le nourrit, qui peu à peu grossit, et finit par former une grande âme collective dont il est le foyer, comme un monde lumineux, une planète morale qui gravite dans l’espace, mêlant son chœur fraternel à l’harmonie des sphères.

À mesure que des liens mystérieux se tissaient entre Christophe et ses amis invisibles, une révolution se faisait dans sa pensée artistique ; elle devenait plus large et plus humaine. Il ne voulait plus d’une musique qui fût un monologue, une parole pour soi seul, encore moins une construction savante pour les seules gens du métier. Il voulait qu’elle fût une communion avec les autres hommes. Il n’y a d’art vital que celui qui s’unit aux autres. Jean-Sébastien Bach, dans ses pires heures d’isolement, était relié aux autres par