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Jean-Christophe

Ainsi, tiraillé entre les instincts de sa race et ceux de son génie, alourdi par le fardeau d’un passé parasite, qui s’incrustait à lui, et dont il ne parvenait pas à se défaire, il avançait en trébuchant, et il était beaucoup plus près qu’il ne pensait de tout ce qu’il proscrivait. Toutes ses œuvres d’alors étaient un mélange de vérité et de boursouflure, de vigueur lucide et de bêtise bredouillante. Ce n’était que par instants que sa personnalité arrivait à percer l’enveloppe de ces personnalités mortes qui ligotaient tous ses mouvements.

Il était seul. Il n’avait aucun guide qui l’aidât à sortir du bourbier. Quand il se croyait dehors, il s’y enfonçait de plus belle. Il allait à l’aveuglette, gaspillant son temps et ses forces en essais malheureux. Nulle expérience ne lui était épargnée ; et, dans le désordre de cette agitation créatrice, il ne se rendait pas compte de ce qui valait le mieux parmi tout ce qu’il créait. Il s’empêtrait dans des projets absurdes, des poèmes symphoniques, qui avaient des prétentions philosophiques et des dimensions monstrueuses. Son esprit était trop sincère pour pouvoir s’y lier longtemps ; et il les abandonnait avec dégoût, avant d’en avoir esquissé une seule partie. Ou bien, il prétendait traduire dans des ouvertures les œuvres les plus inaccessibles de la poésie. Alors il pataugeait dans un domaine qui n’était pas le sien. Quand il se traçait lui-même ses scénarios, — (car il ne doutait de rien), — c’étaient de pures âneries ; et quand il s’attaquait aux grandes œuvres de Gœthe, de Kleist, de Hebbel, ou de Shakespeare, il les comprenait tout de travers. Ce n’était pas manque d’intelligence, mais manque d’esprit critique ; il ne savait pas encore comprendre les autres, il était trop préoccupé de lui-même : c’était lui-même qu’il retrouvait partout, avec son âme naïve et boursouflée.

À côté de ces monstres qui n’étaient point faits pour vivre, il écrivait une quantité de petites œuvres, qui étaient l’expression immédiate d’émotions passagères, — les plus éternelles de toutes : des pensées musicales, des Lieder. Ici, comme

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