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Jean-Christophe

merung, étalaient aux yeux l’un de l’autre, et surtout du public, leur passion conjugale, pompeuse et bavarde. Tous les genres de mensonge s’étaient donné rendez-vous dans cette œuvre : faux idéalisme, faux christianisme, faux gothisme, faux légendaire, faux divin, faux humain. Jamais convention plus énorme ne s’était affichée que dans ce théâtre qui prétendait renverser toutes les conventions. Ni les yeux, ni l’esprit, ni le cœur n’en pouvaient être dupes, un instant ; pour qu’ils le fussent, il fallait qu’ils voulussent l’être. — Ils le voulaient. L’Allemagne se délectait de cet art vieillot et enfantin, art de brutes déchaînées et de petites filles mystiques et gnangnan.

Et Christophe avait beau faire : dès qu’il entendait cette musique, il était repris, comme les autres, plus que les autres, par le torrent, et par la volonté diabolique de l’homme qui l’avait déchaîné. Il riait, et il tremblait, et il avait les joues allumées, il sentait passer en lui des chevauchées d’armées ! et il pensait que tout était permis à ceux qui portaient en eux ces ouragans. Quels cris de joie il poussait quand, dans les œuvres sacrées qu’il ne feuilletait plus qu’en tremblant, il retrouvait son émotion d’autrefois, toujours aussi ardente, sans que rien vînt ternir la pureté de ce qu’il aimait ! C’étaient de glorieuses épaves qu’il sauvait du naufrage. Quel bonheur il en avait ! Il lui semblait qu’il sauvait une partie de lui-même. Et n’était-ce point lui-même ? Ces grands Allemands, contre lesquels il s’acharnait, n’étaient-ils pas son sang, sa chair, son être le plus précieux ? Il n’était si sévère pour eux que parce qu’il l’était pour lui. Qui les aimait mieux que lui ? Qui sentait plus que lui la bonté de Schubert, l’innocence de Haydn, la tendresse de Mozart, le grand cœur héroïque de Beethoven ? Qui s’était réfugié plus souvent que lui dans le bruissement des forêts de Weber, et dans les grandes ombres des cathédrales de Jean-Sébastien, dressant sur le ciel gris du Nord, au-dessus de la plaine allemande, leur montagne de pierre et leurs tours gigan-

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