Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 4.djvu/337

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
la révolte

à la main, et se dirigea précipitamment du côté du gendarme. Christophe ne douta point qu’il ne s’agit de lui. Il chercha une arme. Nul autre qu’un fort couteau à deux lames. Il l’ouvrit dans sa poche. Un employé, avec une lanterne attachée sur la poitrine, avait croisé le chef, et courut le long du train. Christophe le vit venir. Le poing crispé dans sa poche, sur le manche du couteau, il pensa :

— Je suis perdu !

Il était dans un tel état de surexcitation qu’il eût été capable de plonger son couteau dans la poitrine de l’homme, si celui-ci avait eu la malencontreuse idée de venir directement à lui, et d’ouvrir son compartiment. Mais l’employé s’arrêta au wagon voisin, pour vérifier le billet d’un voyageur qui venait de monter. Le train se remit en marche. Christophe comprimait les battements de son cœur. Il ne bougeait pas. Il osait à peine se dire qu’il était sauvé. Il ne voulait pas se le dire, tant que la frontière ne serait point passée… Le jour commençait à poindre. Les silhouettes des arbres sortaient de la nuit. Une voiture passa sur la route, comme une ombre fantastique, avec un bruit de grelots et un œil clignotant… La figure collée contre la vitre, Christophe tâchait de voir le poteau aux armes impériales, qui marquait les bornes de sa servitude. Il le cherchait encore dans la lumière naissante, quand le train siffla pour annoncer l’arrivée à la première station belge.

Il se leva, il ouvrit toute grande la portière, il but l’air glacé. Libre ! Toute sa vie devant lui ! Joie de vivre !… — Et aussitôt tomba sur lui, d’un coup, toute la tristesse de ce qu’il laissait, toute la tristesse de ce qu’il allait trouver ; et la lassitude de cette nuit d’émotions le terrassa. Il s’affaissa sur la banquette. Une minute à peine le séparait de l’arrivée en gare. Quand, une minute plus tard, un employé ouvrit la portière du wagon, il trouva Christophe endormi. Secoué par le bras, Christophe s’éveilla, confus, croyant avoir dormi une heure ; il descendit lourdement, se traîna à la douane ;

325