Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 4.djvu/328

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
Jean-Christophe

des cris de mort, et voulaient tout saccager. Les paysans les avaient suivis avec leurs fourches ; et ils lançaient sur l’ennemi leurs chiens hargneux. Un troisième soldat tomba, le ventre troué d’un coup de trident. Les autres durent s’enfuir, pourchassés jusqu’au delà du village ; et, de loin, ils criaient, en se sauvant à travers champs, qu’ils allaient chercher les camarades, et qu’ils reviendraient tout à l’heure.

Les paysans, restés maîtres du terrain, retournèrent à l’auberge : ils exultaient ; c’était la revanche, depuis longtemps attendue, des avanies qu’ils avaient subies. Ils ne pensaient pas encore aux conséquences de l’échauffourée. Ils parlaient tous à la fois, et chacun vantait ses prouesses. Ils fraternisèrent avec Christophe, tout joyeux de se sentir rapproché d’eux. Lorchen vint lui prendre la main, et resta un instant à la tenir dans sa menotte rude, en lui ricanant au nez. Elle ne le trouvait plus ridicule, à cette heure.

On s’occupa des blessés. Parmi les gens du village, il n’y avait que des dents cassées, quelques côtes enfoncées, des bosses et des bleus, sans grave conséquence. Mais il n’en était pas de même des soldats. Trois étaient sérieusement atteints : le colosse aux yeux brûlés, qui avait eu l’épaule à moitié emportée d’un coup de hache ; l’homme éventré, qui râlait, et le sous-officier, assommé par Christophe. On les avait étendus par terre, près du foyer. Le sous-officier, le moins blessé des trois, venait de rouvrir les yeux. Il regarda longuement, d’un regard chargé de haine, le cercle des paysans penchés autour de lui. À peine eut-il repris conscience de ce qui s’était passé qu’il commença à les insulter. Il jurait qu’il se vengerait, qu’il leur ferait leur affaire à tous ; il étranglait de rage ; on sentait que s’il pouvait, il les exterminerait. Ils essayèrent de rire ; mais leur rire était forcé. Un jeune paysan cria au blessé :

— Ferme ta gueule, ou je te tue !

Le sous-officier essaya de se redresser, et, fixant celui qui venait de parler, avec ses yeux injectés de sang :

316