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Jean-Christophe

près de neuf heures : il avait deux bonnes lieues à faire pour rentrer en ville.

Il se levait de table, quand la porte s’ouvrit ; et une dizaine de soldats firent irruption. Leur entrée jeta un froid dans la salle. Les gens se mirent à chuchoter. Quelques couples qui dansaient s’arrêtèrent, pour jeter des regards inquiets sur les nouveaux arrivants. Les paysans debout près de la porte affectèrent de leur tourner le dos et de causer entre eux ; mais, sans en avoir l’air, ils eurent bien soin de se ranger prudemment, pour les laisser passer. — Depuis quelque temps, tout le pays était en lutte sourde avec la garnison des forts qui entouraient la ville. Les soldats s’ennuyaient à périr, et se vengeaient sur les paysans. Ils se moquaient d’eux grossièrement, ils les malmenaient, ils traitaient les filles comme en pays conquis. La semaine d’avant, quelques-uns d’entre eux, pris de vin, avaient troublé une fête dans un village voisin, et assommé à moitié un fermier. Christophe, qui était au courant de ces choses, partageait l’état d’esprit des paysans ; et, se rasseyant à sa place, il attendit ce qui allait se passer.

Les soldats, sans s’inquiéter de la malveillance, qui accueillait leur entrée, allèrent bruyamment s’asseoir aux tables pleines, d’où ils bousculèrent les gens, pour se faire place : ce fut l’affaire d’un moment. La plupart s’écartèrent en grommelant. Un vieux, assis au bout d’un banc, ne se rangea pas assez vite : ils soulevèrent le banc, et le vieux culbuta, au milieu des éclats de rire. Christophe sentit le sang lui monter à la tête ; il se leva, indigné ; mais, comme il était sur le point d’intervenir, il vit le vieux, qui se ramassait péniblement, et, au lieu de se plaindre, se confondait en excuses. Deux des soldats vinrent à la table de Christophe : il les regardait venir, serrant les poings. Mais il n’eut pas à se défendre. C’étaient deux grands diables athlétiques et bonasses, qui suivaient, comme des moutons, un ou deux risque-tout et tâchaient de les imiter. Ils furent intimidés

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