Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 4.djvu/32

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
Jean-Christophe

pour les relier entre elles, il fallait y mêler un élément d’intelligence réfléchie et de volonté froide, qui forgeaient avec elles un être nouveau. Christophe était trop artiste pour ne point le faire ; mais il n’en voulait pas convenir ; il mettait de la mauvaise foi à se persuader qu’il se bornait à transcrire son modèle intérieur, quand il était toujours forcé de le transformer plus ou moins pour le rendre intelligible. — Bien plus : il arrivait qu’il en faussât entièrement le sens. Avec quelque violence que le frappât l’idée musicale, il lui eût été impossible souvent de dire ce qu’elle signifiait. Elle faisait irruption des souterrains de l’Être, bien au delà des frontières où commence la conscience ; et, dans cette Force toute pure, qui échappait aux mesures communes, la conscience ne parvenait à reconnaître aucune des préoccupations qui l’agitaient, aucun des sentiments humains qu’elle définit et qu’elle classe : joies, douleurs, ils étaient tous mêlés en une passion unique, et inintelligible, parce qu’elle était au-dessus de l’intelligence. Cependant, qu’elle la comprît ou non, l’intelligence avait besoin de donner un nom à cette force, de la rattacher à une des constructions logiques que l’homme élève infatigablement dans la ruche de son cerveau.

Ainsi, Christophe se convainquait — il voulait se convaincre — que l’obscure puissance qui l’agitait avait un sens précis, et que ce sens s’accordait avec sa volonté. Le libre instinct, jailli de l’inconscience profonde, était, bon gré, mal gré, contraint à s’accoupler, sous le joug de la raison, avec des idées claires qui n’avaient aucun rapport avec lui. Telle œuvre n’était ainsi qu’une juxtaposition mensongère d’un de ces grands sujets que l’esprit de Christophe s’était tracés, et de ces forces sauvages qui avaient un tout autre sens, que lui-même ignorait.