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la révolte

saules dont les racines formaient autour d’elle comme un nid, elle lavait du linge avec vigueur ; et sa langue n’était pas moins active que ses bras : elle causait et riait très fort avec d’autres filles du village, qui lavaient en face d’elle, de l’autre côté du ruisseau. Christophe s’était couché sur l’herbe, à quelques pas ; et, le menton appuyé sur ses mains, il les regardait. Cela ne les intimidait guère : elles continuaient leur bavardage, en un style qui quelquefois ne manquait pas de verdeur. À peine écoutait-il : il entendait seulement le son de leurs voix riantes, mêlé au bruit des battoirs, au lointain meuglement des vaches dans les prés ; et il rêvassait, ne quittant pas des yeux la belle lavandière. Un gai visage juvénile mettait en lui de la joie pour tout un jour. — Les filles ne tardèrent pas à distinguer l’objet de ses attentions ; elles y firent entre elles des allusions malignes ; sa préférée ne lançait point à son adresse les remarques les moins mordantes. Comme il ne bougeait toujours pas, elle se leva, prit un paquet de linge lavé et tordu, et se mit à l’étendre sur les buissons, en se rapprochant de lui, afin d’avoir un prétexte pour le dévisager. En passant à côté, elle s’arrangea de façon à l’éclabousser avec ses draps mouillés, et elle le regarda effrontément, en riant. Elle était maigre et robuste, le menton fort, un peu en galoche, le nez court, les sourcils bien arqués, les yeux bleu foncé, hardis, brillants et durs, la bouche belle, aux lèvres grosses, avançant un peu, comme celles d’un masque grec, une masse de cheveux blonds tordus sur la nuque, et le teint hâlé. Elle portait la tête très droite, ricanait à chaque mot qu’elle disait, et même sans rien dire, et marchait comme un homme, en balançant ses mains ensoleillées. Elle continuait d’étendre son linge, en regardant Christophe, d’un regard provocant, — attendant qu’il parlât. Christophe la fixait aussi ; mais il ne désirait aucunement lui parler. À la fin, elle lui éclata de rire au nez, et s’en retourna vers ses compagnes. Il resta à sa place, étendu, jusqu’à ce que le soir tombât, et qu’il la

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