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Il se résolut à partir. — Mais il ne pouvait partir, à cause de sa mère.

Louisa vieillissait. Elle adorait son fils, qui était toute sa joie ; et elle était tout ce qu’il aimait le plus sur terre. Cependant, ils se faisaient souffrir mutuellement. Elle ne comprenait guère Christophe, et ne s’inquiétait pas de le comprendre : elle ne s’inquiétait que de l’aimer. Elle avait un esprit borné, timide, obscur, et un cœur admirable, un immense besoin d’aimer et d’être aimée, qui avait quelque chose de touchant et d’oppressant. Elle respectait son fils, parce qu’il lui paraissait très savant ; mais elle faisait tout ce qu’il fallait pour étouffer son génie. Elle pensait qu’il resterait, toute sa vie, auprès d’elle, dans leur petite ville. Depuis des années, ils vivaient ensemble ; et elle ne pouvait plus imaginer qu’il n’en serait pas toujours de même. Elle était heureuse, ainsi : comment ne l’eût-il pas été ? Tous ses rêves n’allaient pas plus loin pour lui, qu’à lui voir épouser la fille d’un bourgeois aisé de la ville, à l’entendre jouer à l’orgue de son église, le dimanche, et à ne jamais la quitter. Elle voyait son garçon, comme s’il avait toujours douze ans ; elle eût voulu qu’il n’eût jamais davantage. Elle torturait innocemment le malheureux homme, qui suffoquait dans cet étroit horizon.

Et pourtant, il y avait beaucoup de vrai, — une grandeur morale — dans cette philosophie inconsciente de la mère, qui ne pouvait comprendre l’ambition et mettait tout le bonheur de la vie dans les affections de famille et l’humble devoir accompli. C’était une âme, qui voulait aimer, qui ne

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