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la révolte

plus faibles, étaient sans droit contre lui. Il était Dieu vivant et l’Idée incarnée, dont le progrès s’accomplit par la guerre, la violence, l’oppression. La Force était devenue sainte, maintenant qu’on l’avait avec soi. La Force était devenue tout idéalisme et toute intelligence.

À vrai dire, l’Allemagne avait tant souffert, pendant des siècles, d’avoir l’idéalisme et de n’avoir pas la force, qu’elle était bien excusable, après tant d’épreuves, de faire le triste aveu qu’avant tout, il fallait la Force, quelle qu’elle fût. Mais quelle amertume cachée dans cette confession du peuple de Herder et de Goethe ! Et combien cette victoire allemande était une abdication, une dégradation de l’idéal allemand ! — Hélas ! Il n’y avait que trop de facilités à cette abdication dans la déplorable tendance des Allemands les meilleurs à se soumettre.

— « Ce qui caractérise l’Allemand, disait Moser, il y a déjà plus d’un siècle, c’est l’obéissance. »

Et madame de Staël :

« — Ils sont vigoureusement soumis. Ils se servent de raisonnements philosophiques pour expliquer ce qu’il y a de moins philosophique au monde : le respect pour la force, et l’attendrissement de la peur, qui change ce respect en admiration. »

Christophe retrouvait ce sentiment, du plus grand au plus petit en Allemagne, — depuis le Guillaume Tell de Schiller, ce petit bourgeois compassé, aux muscles de portefaix, qui, comme dit le libre Juif Bœrne, « pour concilier l’honneur et la peur, passe devant le poteau du « cher Monsieur » Gessler, les yeux baissés, afin de pouvoir alléguer qu’il n’a pas vu le chapeau pas désobéi », — jusqu’au vieux et respectable professeur Weisse, âgé de soixante-dix ans, un des savants les plus honorés de la ville, qui, lorsqu’il voyait venir un Herr Lieutenant, se hâtait de lui céder le haut du trottoir, et de descendre sur la chaussée. Le sang de Christophe bouillait, quand il était témoin d’un de ces menus actes de servilité journalière. Il en souffrait, comme si c’était lui-même qui

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