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la révolte

tirent du cimetière sans échanger un mot. Dans les champs, les alouettes chantaient. Des papillons blancs dansaient autour de leur tête. Ils s’assirent dans un pré, à quelques pas l’un de l’autre. Les fumées du village montaient toutes droites dans le ciel lavé par la pluie. Le canal immobile miroitait entre les peupliers. Une buée de lumière bleue enveloppait d’un duvet les prairies et les bois.

Après un silence, ce fut Modesta qui parla. Elle parla à mi-voix de la beauté du jour, comme si elle le voyait. Les lèvres entr’ouvertes, elle buvait l’air ; elle épiait le bruit des êtres et des choses. Christophe savait aussi le prix de cette musique. Il dit les mots qu’elle pensait, et qu’elle n’aurait pu dire. Il nomma certains des cris et des frémissements imperceptibles, qu’on entendait sous l’herbe ou dans les profondeurs de l’air. Elle lui dit :

— Ah ! vous voyez cela aussi ?

Il répondit que Gottfried lui avait appris à les distinguer.

— Vous aussi ? fit-elle, avec un peu de dépit.

Il avait envie de lui dire :

— Ne soyez pas jalouse.

Mais il vit la divine lumière qui souriait autour d’eux, il regarda ses yeux morts, et il fut pénétré de pitié.

— Ainsi, demanda-t-il, c’est Gottfried qui vous a appris ?

Elle dit que oui, qu’elle en jouissait maintenant davantage qu’avant… — (Elle ne dit pas « avant quoi » ; elle évitait de prononcer le mot d’ « yeux », ou d’ « aveugle ».)

Ils se turent, un moment. Christophe la regardait avec commisération. Elle se sentait regardée. Il eût voulu lui dire combien il la plaignait, il eût voulu qu’elle se plaignît, qu’elle se confiât à lui. Il demanda affectueusement :

— Vous avez été bien malheureuse ?

Elle resta muette et raidie. Elle arrachait des brins d’herbe, et les mâchait en silence. Après quelques instants, — (le chant de l’alouette s’enfonçait dans le ciel), — Christophe raconta que lui aussi, avait été malheureux, et que Gottfried

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