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la révolte

le départ du train ; il dormait quand elle était arrivée, et on avait jugé bon de ne pas le réveiller. Il en avait tempêté, toute la matinée, contre les gens de l’hôtel. Il en tempêtait encore. Il avait envoyé promener ses clients, ses rendez-vous d’affaires, et pris le premier train, dans sa hâte de revenir ; mais ce train du diable avait manqué la correspondance de la grande ligne : Pottpetschmidt avait dû attendre trois heures, dans une gare ; il y avait épuisé toutes les exclamations de son vocabulaire, et vingt fois raconté sa mésaventure aux voyageurs, qui attendaient comme lui, et au portier de la gare. Enfin, on était reparti. Il tremblait d’arriver trop tard… Mais, Dieu soit loué ! Dieu soit loué !…

Il avait repris les mains de Christophe, et les pétrissait dans ses vastes pattes aux doigts poilus. Il était fabuleusement gros, et grand en proportion : la tête carrée, les cheveux roux, taillés ras, la figure rasée, grêlée, gros yeux, gros nez, grosses lèvres, double menton, le cou court, le dos d’une largeur monstrueuse, le ventre comme un tonneau, les bras écartés du corps, les pieds et les mains énormes, un gigantesque amas de chair, déformé par l’abus de la mangeaille et de la bière, un de ces pots-à-tabac, à face humaine, comme on en voit rouler parfois dans les rues des villes de Bavière, qui gardent le secret de cette race d’hommes, obtenue par un système de gavage analogue à celui des volailles mises dans une épinette. De joie et de chaleur, il luisait comme une motte de beurre ; et, les deux mains posées sur ses deux genoux écartés, ou sur ceux de ses voisins, il ne se lassait point de parler, faisant rouler les consonnes dans l’air, avec une vigueur de catapulte. Par instants, il était pris d’un rire, qui le secouait tout entier : il rejetait la tête en arrière, ouvrant la bouche, ronflant, râlant et s’étranglant. Son rire se communiquait à Schulz et à Kunz, qui, quand l’accès était passé, regardaient Christophe, en s’essuyant les yeux. Ils avaient l’air de lui demander :

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