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Jean-Christophe

mourait d’envie d’entendre Christophe jouer quelques-unes de ses œuvres ; mais il n’osait le lui demander. Tout en causant, Christophe arpentait la chambre. Schulz guettait ses pas, quand il passait près du piano ouvert ; et il faisait des vœux pour qu’il s’y arrêtât. Kunz avait la même pensée. Ils eurent un battement de cœur, quand ils le virent s’asseoir machinalement sur le tabouret de piano, sans cesser de parler, puis, sans regarder l’instrument, promener ses mains au hasard sur les touches. Comme Schulz s’y attendait, à peine Christophe eut-il fait quelques arpèges, que le son s’empara de lui : il continua d’enchaîner des accords, en causant ; puis, ce furent des phrases entières ; et alors, il se tut, et commença à jouer. Les vieux échangèrent un coup d’œil d’intelligence, malicieux et heureux.

— Connaissez-vous cela ? demanda Christophe, en jouant un de ses Lieder.

— Si je le connais ! dit Schulz, ravi.

Christophe, sans s’interrompre, dit, en tournant à demi la tête :

— Hé ! Il n’est pas très bon, votre piano !

Le vieux fut très contrit. Il s’excusa :

— Il est vieux, dit-il humblement, il est comme moi.

Christophe se retourna tout à fait, regarda le vieillard qui semblait demander pardon de sa vieillesse, et lui prit les deux mains, en riant. Il contemplait ses yeux candides :

— Oh ! vous, dit-il, vous êtes plus jeune que moi.

Schulz riait d’un bon rire, et parlait de son vieux corps, de ses infirmités.

— Ta ta ta ! dit Christophe, il ne s’agit pas de cela ; je sais ce que je dis. Est-ce que ce n’est pas vrai, Kunz ?

(Il avait déjà supprimé le : « Monsieur ».)

Kunz approuvait de toutes ses forces.

Schulz essayait d’associer à sa cause celle de son vieux piano.

— Il a encore de très jolies notes, dit-il timidement.

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