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Il passa les journées solitaires qui suivirent dans une sorte d’extase. Il ne pensait plus à son mal, à l’hiver, à la triste lumière, à sa solitude. Tout était lumineux et aimant autour de lui. Tout près de la mort, il se sentait revivre dans l’âme jeune d’un ami inconnu.

Il tâchait de se figurer Christophe. Il ne le voyait pas du tout comme il était. Il le voyait un peu à sa propre image idéalisée, et tel que lui-même eût voulu être : blond, mince, les yeux bleus, parlant d’une voix un peu faible et voilée, doux, timide et tendre. Mais quel qu’il fût, il était toujours prêt à l’idéaliser. Il idéalisait tout ce qui l’entourait : ses élèves, ses voisins, ses amis, sa vieille bonne. Sa douceur affectueuse et son manque de critique, — en partie volontaire, pour écarter toute pensée troublante, — tissaient autour de lui des images sereines et pures, comme la sienne. C’était un mensonge de bonté, dont il avait besoin pour vivre. Il n’en était pas tout à fait dupe ; et souvent, dans son lit, la nuit, il soupirait en songeant à mille petites choses, arrivées dans le jour, qui contredisaient son idéalisme. Il savait bien que la vieille Salomé se moquait de lui, derrière son dos, avec les commères du quartier, et qu’elle le volait régulièrement dans ses comptes de chaque semaine. Il savait bien que ses élèves étaient obséquieux avec lui, tant qu’ils avaient besoin de lui, puis, qu’après qu’ils avaient reçu de lui tous les services qu’ils en pouvaient attendre, ils le laissaient de côté. Il savait que ses anciens collègues de l’Université l’avaient tout à fait oublié, depuis qu’il avait pris sa

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