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Jean-Christophe

Le vieillard tremblait de tout son corps. Il suivait, haletant, l’impétueuse musique, comme un enfant qu’un compagnon entraîne dans sa course, en le tenant par la main. Son cœur battait. Ses larmes ruisselaient. Il bégayait :

— Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !…

Il se mit à sangloter, et il riait : il était heureux. Il suffoquait. Il fut pris d’une terrible quinte de toux. Salomé, la vieille servante, accourut, et elle crut que le vieux allait y passer. Il continuait de pleurer, de tousser, et de répéter :

— Ah ! mon Dieu !… mon Dieu !…

et, dans ses courts moments de répit, entre deux accès de toux, il riait d’un petit rire aigu et doux.

Salomé pensa qu’il devenait fou. Quand elle finit par comprendre la cause de cette agitation, elle le gronda rudement :

— S’il est possible de se mettre dans un état pareil pour une sottise !… Donnez-moi cela ! Je l’emporte. Vous ne le verrez plus.

Mais le vieux tenait bon, toujours toussant ; et il criait à Salomé de le laisser tranquille. Comme elle insistait, il se mit en fureur, il jurait, et il s’étranglait dans ses jurements. Jamais elle ne l’avait vu se fâcher et oser lui tenir tête. Elle en fut ébahie, et elle lâcha prise ; mais elle ne lui ménagea pas les paroles sévères : elle le traita de vieux fou, elle dit qu’elle avait cru jusqu’à présent avoir affaire à un homme bien élevé, mais qu’elle voyait maintenant qu’elle s’était trompée, qu’il disait des blasphèmes à faire rougir un charretier, que les yeux lui sortaient de la tête, et que s’ils étaient des pistolets, ils l’auraient tuée… Elle en eût eu pour longtemps à continuer cette chanson, s’il ne s’était soulevé, furieux, sur ses oreillers, et ne lui avait crié :

— Sortez !

d’un ton si péremptoire, qu’elle était partie en faisant battre la porte, et déclarant qu’il pourrait bien l’appeler maintenant, qu’elle ne se dérangerait pas, qu’elle le laisserait claquer tout seul.

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