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Jean-Christophe

madame Reinhart. Les bras lui en tombèrent. Jamais il n’avait eu la moindre pensée d’amour, ni même de flirt, avec elle : il était trop honnête, il avait pour l’adultère une horreur puritaine : la seule idée de ce partage malpropre lui causait une répulsion physique et morale. Prendre la femme d’un ami lui eût semblé un crime ; et Lili Reinhart eût été la première personne du monde avec qui il eût été tenté de le commettre : la pauvre femme n’était point belle, il n’aurait même pas eu l’excuse d’une passion.

Il retourna chez ses amis, honteux et gêné. Il trouva la même gêne. Chacun d’eux, de son côté, avait reçu une lettre analogue ; mais ils n’osaient pas se le dire ; et, tous trois, s’observant l’un l’autre, et s’observant soi-même, ils n’osaient plus ni bouger, ni parler, et ne faisaient que des sottises. Si l’insouciance naturelle de Lili Reinhart reprenait le dessus, un moment, et si elle se remettait à rire et à dire des extravagances, brusquement un regard de son mari, ou de Christophe, l’interloquait ; le souvenir de la lettre lui traversait l’esprit ; elle s’arrêtait au milieu d’un geste familier, elle se troublait ; Christophe et Reinhart se troublaient aussi. Et chacun pensait :

— Les autres ne savent-ils pas ?

Cependant, ils ne s’en disaient rien, et tâchaient de vivre comme avant.

Mais les lettres anonymes continuèrent, de plus en plus insultantes, ordurières ; elles les jetaient dans un état d’énervement et de honte intolérable. Ils se cachaient, quand ils les recevaient, et ils n’avaient pas la force de les brûler sans les lire : ils les ouvraient d’une main tremblante ; le cœur leur manquait en dépliant la page ; et, quand ils y lisaient ce qu’ils craignaient d’y lire, avec quelque variation nouvelle sur le même thème, — inventions ingénieuses et ignobles d’un esprit appliqué à nuire, — ils en pleuraient tout bas. Ils s’épuisaient à chercher quel pouvait être le misérable, qui s’attachait à les poursuivre.

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