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la révolte

pas non plus de rappeler avec quel bonheur Lessing avait corrigé les Fables de La Fontaine, changeant par exemple, d’après le conseil du Genevois Rousseau, le fromage de maître Corbeau en un morceau de viande empoisonnée, dont meurt le vil renard :

« Puissiez-vous ne jamais obtenir que du poison, maudits flatteurs ! »

Ils clignotaient des yeux devant la vérité nue ; mais Christophe se réjouissait : il aimait la lumière. De ci, de là, il avait bien un petit heurt, lui aussi ; il n’était pas habitué à cette indépendance effrénée, qui, aux yeux de l’Allemand le plus libre, malgré tout habitué à l’ordre et à la discipline, fait l’effet de l’anarchie. Il était dérouté d’ailleurs par l’ironie française : il prenait certaines choses trop au sérieux ; d’autres, qui étaient d’implacables négations, lui semblaient au contraire des paradoxes plaisants. N’importe ! Étonné ou choqué, il était attiré, peu à peu. Il avait renoncé à classer ses impressions ; il passait d’un sentiment à l’autre : il vivait. La gaieté des récits français : — Chamfort, Ségur, Dumas père, Mérimée, pêle-mêle entassés, — lui dilatait l’esprit ; et, de temps en temps, par bouffées, montait de quelque page l’odeur enivrante et farouche des Révolutions.

Il était près du matin, quand Louisa, qui dormait dans la chambre voisine, vit, en se réveillant, la lumière filtrer, entre les fentes de la porte de Christophe. Elle frappa au mur, et lui demanda s’il était malade. Une chaise grinça sur le plancher ; la porte s’ouvrit ; et Christophe apparut, blême, en chemise, une bougie et un livre à la main, avec des gestes étranges, solennels et burlesques. Louisa, saisie, se dressa sur son lit, pensant qu’il était fou. Il se mit à rire, et, agitant sa bougie, il déclamait une scène de Molière. Au milieu d’une phrase, il pouffa ; il s’assit au pied du lit de sa mère, pour reprendre haleine ; la lumière tremblait dans sa main. Louisa, rassurée, bougonnait affectueusement :

— Qu’est-ce qu’il a ? Qu’est-ce qu’il y a ? Veux-tu aller

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