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la révolte

ciel. Elle interpellait familièrement ses supérieures hiérarchiques, qui en rougissaient d’indignation ; elle ne craignait pas, au besoin, de leur donner un démenti. Elle avait la langue bien pendue, et éprouvait le besoin de dire tout ce qui lui passait par la tête : c’étaient parfois des sottises énormes, dont on se moquait derrière son dos ; c’étaient aussi de grosses malices, décochées en pleine poitrine, et qui lui faisaient des ennemis mortels. Elle se mordait la langue, au moment où elle les disait, et elle eût voulu les retenir : mais il était trop tard. Son mari, le plus doux et le plus respectueux des hommes, lui faisait à ce sujet de timides observations. Elle l’embrassait, en lui disant qu’elle était une sotte, et qu’il avait raison. Mais, l’instant d’après, elle recommençait ; et c’était surtout quand et où il fallait le moins dire de certaines choses, qu’aussitôt elle les disait : elle eût crevé, si elle ne les avait pas dites. — Elle était bien faite pour s’entendre avec Christophe.

Parmi les nombreuses choses saugrenues, qu’il ne fallait pas dire, et que par conséquent elle disait, revenait à tout propos une comparaison déplacée de ce qui se faisait en Allemagne et de ce qui se faisait en France. Allemande elle-même, — (nulle ne l’était plus qu’elle) — mais élevée en Alsace, et en rapports d’amitié avec des Alsaciens français, elle avait subi sans doute cette attraction de la civilisation latine, à laquelle ne résistent pas, dans les pays annexés, tant d’Allemands, et de ceux qui semblaient les moins faits pour la subir. Peut-être, pour dire vrai, cette attraction était-elle devenue plus forte, par esprit de contradiction, depuis qu’Angelika avait épousé un Allemand du Nord, et se trouvait avec lui dans un milieu purement germanique.

Dès la première soirée avec Christophe, elle entama son sujet de discussion habituel. Elle vanta l’aimable liberté des conversations françaises. Christophe lui fit écho. La France, pour lui, était Corinne : de beaux yeux lumineux, une jeune bouche rieuse, des manières franches et libres, une

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