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Il est très beau de nier le monde. Mais le monde ne se laisse pas si facilement nier par une forfanterie de jeune homme. Christophe était sincère ; mais il se faisait illusion, il ne se connaissait pas bien. Il n’était pas un moine, il n’avait pas un tempérament à renoncer au monde ; surtout, il n’en avait pas l’âge. Les premiers temps, il ne souffrit pas trop : il était enfoncé dans la composition ; et, tant que ce travail dura, il ne sentit le manque de rien. Mais quand il fut dans la période de dépression, qui suit l’achèvement de l’œuvre, et qui dure jusqu’à ce qu’une nouvelle œuvre s’empare de l’esprit, il regarda autour de lui, et il fut glacé de son abandon. Il se demanda pourquoi il écrivait. Tandis que l’on écrit, la question ne se pose pas : il faut écrire, cela ne se discute point. Ensuite, on se trouve en présence de l’œuvre enfantée ; l’instinct puissant qui l’a fait jaillir des entrailles s’est tu : on ne comprend plus pourquoi elle est née ; à peine s’y reconnaît-on soi-même, elle est presque une étrangère, on aspire à l’oublier. Et cela n’est pas possible, tant qu’elle n’est ni publiée, ni jouée, tant qu’elle ne vit pas de sa vie propre dans le monde. Jusque-là, elle est comme le nouveau-né attaché à la mère, une chose vivante rivée à la chair vivante : il faut l’amputer à tout prix pour vivre. Plus Christophe composait, plus grandissait en lui l’oppression de ces êtres sortis de lui, qui ne pouvaient ni vivre, ni mourir. Il en était hanté. Qui l’en délivrerait ? Une poussée obscure remuait ces enfants de sa pensée ; ils aspiraient désespérément à se détacher de lui, à se répandre dans d’autres âmes

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