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Christophe était sorti déjà. À peine avait-il vu le misérable chef d’orchestre quitter son pupitre, qu’il s’était élancé hors de la loge ; il dégringolait les marches du premier étage, pour le rejoindre et le souffleter. L’ami qui l’avait amené courut après lui, et essaya de le retenir ; mais Christophe le bouscula, et faillit le jeter en bas de l’escalier : — (il avait des raisons de croire que le personnage était complice dans le traquenard qui lui avait été tendu). — Heureusement pour H. Euphrat et pour lui-même, la porte qui menait à la scène était fermée ; et ses coups de poing furieux ne purent la faire ouvrir. Cependant, le public commençait à sortir de la salle. Christophe ne pouvait rester là. Il se sauva.

Il était dans un état indescriptible. Il marchait au hasard, agitant les bras, roulant les yeux, parlant tout haut, comme un fou ; il renfonçait ses cris d’indignation et de rage. La rue était à peu près déserte. La salle de concert avait été construite, l’année précédente, dans un quartier nouveau, un peu hors de la ville ; et Christophe, d’instinct, fuyait vers la campagne, à travers les terrains vagues, où s’élevaient des baraques isolées et quelques échafaudages de maisons, entoures de palissade. Il avait des pensées meurtrières, il eût voulu tuer l’homme qui lui avait fait cet affront… Hélas ! Et quand il l’eût tué, y aurait-il eu rien de changé à l’animosité de tous ces gens, dont les rires injurieux retentissaient encore à son oreille ? Ils étaient trop, il ne pouvait rien contre eux ; ils étaient tous d’accord — eux qui étaient divisés sur tant de choses — pour l’outrager et l’écraser.

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